Hollande passe un peu à l'action, Libération, 28 février 2012

Pour l'économiste, qui milite pour une révolution fiscale, la proposition du candidat du PS de taxer à 75% les revenus supérieurs à un million d'euros est une «étape importante». Mais encore insuffisante...

Par CHRISTIAN LOSSON

Thomas Piketty est professeur à l'Ecole d'économie de Paris et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a, en janvier 2012, avec Camille Landais (chercheur au Standford institute for Economic Policy Research) et Emmanuel Saez (professeur d'économie à Berkeley), publié Pour une révolution fiscale (Seuil, La République des idées) et anime un site internet qui dénonce les inégalités du système fiscal français. Il milite pour une refonte de l'impôt sur le revenu. Entretien.

L'idée de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million redon-ne-t-elle du souffle à un projet socialiste «frileux», selon vous, ou est-elle un symbole qui tient de la com ?

Cette mesure montre qu'on sort des discours sur la moralisation des rémunérations indécentes des patrons du CAC 40, façon Sarkozy, et qu'on passe un peu à l'action. Seule l'arme fiscale peut calmer le jeu et dire qu'on peut être un chef d'entreprise compétent et gagner moins d'un million d'euro par an. On sort de l'idéologie du toujours plus : c'est une étape importante.

Après dix ans d'opposition, et face à une crise financière sans précédent, pensez-vous que Hollande et le PS font preuve de créativité fiscale ?

Cela reste insuffisant et imprécis. On reste toujours dans une approche paramétrique et on ne change pas complètement les structures de l'impôt sur le revenu. Augmenter les taux sur un système qui fonctionne mal avec des assiettes percées n'est pas une bonne solution. Il faudra donc préciser à quelle assiette de revenus s'applique ce taux. Il faudrait aussi appliquer des taux d'imposition à tous les revenus (travail, patrimoine, dividendes, intérêts) car il est aisé à des hauts cadres dirigeants de se verser une partie de leurs rémunérations en salaire, une autre en dividendes, en plus-values. Les trois quarts des revenus financiers ne sont pas soumis au barème de l'impôt sur le revenu. François Hollande propose de supprimer le prélèvement forfaitaire libératoire [fixé à 24%, il permet d'opter pour un taux d'imposition moins élevé sur certains revenus du capital, singulièrement pour les revenus imposés à la tranche supérieur du barème de l'IR, ndlr], mais la moitié des revenus financiers sont soumis à la CSG. Il faut donc refonder l'impôt sur le revenu sur une assiette nouvelle plus large : celle de la CSG. Elle permettra de taxer plus largement les revenus financiers. Le taux supérieur d'imposition peut être plus faible que 75% - nous proposons 60% - pourvu que l'assiette soit plus large. Si donc la mesure proposée lundi par Hollande va dans la bonne direction, il manque encore un peu d'audace pour une réelle refondation. Et une vraie réforme de structure...

Jérôme Cahuzac, chargé de la fiscalité pour le candidat PS, assure toujours que la fusion IR-CSG, que vous défendez, ne sera réalisée d'ici 2017 que «si les conditions le permettent». Et s'agissant du prélèvement à la source, que vous préconisez, il assure que c'est «techniquement très compliqué»....

Il y a toujours eu plusieurs camps autour de Hollande : certains conservateurs et frileux, comme c'est le cas de Jérôme Cahuzac. Et Hollande a rappelé lundi que la fusion IR-CSG permettrait de redonner du pouvoir d'achat aux classes populaires et moyennes et d'augmenter leur salaire net en intégrant la prime pour l'emploi.

L'UMP et le Modem parlent de «spoliation», «d'impôt confiscatoire», de «déconnomètre»...

Les conservateurs sont en retard d'une guerre : ils ont oublié que la plus grande démocratie capitaliste du monde, les Etats-Unis, de 1932 à 1980, avait un taux supérieur de l'IR qui dépassait 80% et a dépassé 91% des années 40 aux années 60. A l'époque, la réforme de Roosevelt s'appliquait aux revenus supérieurs à 200 000 dollars, des revenus alors indécents, l'équivalent d'un ou 2 millions de dollars aujourd'hui, à l'image de ce que vise la proposition de Hollande, qui concerne à 80-90% des hauts cadres dirigeants, comme en attestent nos données recueillies dans 25 pays. Cela n'a pas tué le dynamisme américain, au contraire. L'immense majorité des cadres et des entrepreneurs n'étaient pas concernés par cette mesure... Beaucoup de pays vont forcément emprunter cette voix : si la France est à l'origine de cette initiative plutôt que de jouer les suiveurs, tant mieux.

Le PS propose toujours un relèvement de 41 à 45% du taux supérieur de l'impôt sur le revenu pour les revenus supérieurs à 150 000 euros. Quand la gauche a quitté le pouvoir en 2002, le taux était de 52,75%...

Oui, rester à 45% revient à valider les deux tiers de la baisse de l'IR entreprise par la droite entre 2002 et 2012, qui a chuté de plus de 10 points... Le tout dans un contexte où les revenus avant impôt ont littéralement explosé et plus progressé que le revenu moyen. Résultat : au lieu de corriger ces inégalités, l'IR les amplifie. Lors de la dernière décennie, les baisses d'impôt par la droite ont donné l'équivalent d'un 13e mois aux revenus supérieurs à 500 000 euros par an ! Se contenter de revenir à 45%, c'est timide vu l'ampleur des enjeux.

Parmi tous les candidats à la présidentielle, quel est celle ou celui qui s'approche, selon vous, le plus de la révolution fiscale que vous appelez de vos voeux... François Bayrou et les 50% pour les 250 000 euros, Eva Joly et les 70% pour les 500 000 ?

François Hollande et Eva Joly sont les seuls à avoir fixé comme objectif la fusion IR-CSG avec un nouvel impôt sur le revenu. Nicolas Sarkozy comme François Bayrou se sont, eux, contentés de caricaturer nos propositions en assurant que les classes moyennes en feraient les frais, ce qui est totalement faux. S'opposer à notre proposition de simplifier l'impôt, c'est refuser tout débat sérieux sur la fiscalité. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il est très réticent à la fusion IR-CSG pour de mauvaises raisons. Il confond fusion du prélèvement et fusion de l'affectation des recettes : une telle réforme ne privera pas la Sécurité sociale des recettes que lui procure la CSG. Elle aura toujours les 8% de la CSG dans le nouvel impôt fusionné. L'IR s'ajouterait à la GSG sur la même assiette et le même système de prélèvement à la source. Ce qui compte pour le contribuable, c'est que les deux prélèvements soient unifiés. Que les recettes, elles, soient ensuite partagées entre Sécurité sociale et budget de l'Etat, oui : c'est ce que nous pronons. Personne, à gauche, n'a rien à gagner de la complexité fiscale.