L'inquiétante révolution fiscale de Thomas Piketty et des siens, M. Laine, Les Echos, 08/02/2011

Article original

La « révolution fiscale » prônée par Landais, Piketty et Saez séduit largement les médias, les politiques de gauche et, paraît-il, bon nombre de dirigeants de droite. Il est vrai qu'ils dénoncent efficacement la complexité de notre « modèle » et innovent en offrant au visiteur de leur site la possibilité de simuler sa propre réforme fiscale et d'en mesurer l'impact (nous recommandons le test - jubilatoire -d'une « flat tax » à 20 % qui augmenterait nos recettes fiscales de 197 % !).

Ces travaux méritent cependant, avant une analyse approfondie qu'un think tank bien inspiré devrait entreprendre au plus vite, quelques remarques, fondées sur des publications académiques, invitant à les recevoir avec circonspection.

Les auteurs constatent que le système actuel est « régressif » : les riches paient proportionnellement moins d'impôts grâce aux niches fiscales, qu'il faudrait supprimer. Mais pour y remédier, l'impôt sur le revenu devrait, selon eux, être remplacé par une CSG élargie, prélevée à la source, dont le taux deviendrait progressif. Il atteindrait ainsi 60 % (sic) pour un revenu mensuel supérieur à 100.000 euros ! Un tel prélèvement, confiscatoire, est assumé à longueur d'interviews par Thomas Piketty, qui ne croit pas au « fantasme » de l'exil fiscal.

C'est là une limite majeure du raisonnement de l'ancien conseiller de Ségolène Royal, que même ses coauteurs, émigrés en Californie, ne partagent pas. Dans leur dernière publication, « Taxation and International Mobility of Superstars : Evidence from the European Football Market », cosignée avec Kleven, ils démontrent en effet que ce sont les prélèvements élevés qui incitent les talents à... fuir leur pays ! La concurrence fiscale et la libre circulation des capitaux confirment chaque jour la leçon archi-connue de Laffer. « Un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte », expliquait déjà Jean-Baptiste Say. Récemment, Landier et Plantin, dans un article intitulé « Inequality, Tax Avoidance, and Financial Instability », faisaient le même constat que Piketty (la relative faible progressivité de l'impôt pour les plus hauts revenus) mais l'interprétaient, avec plus de lucidité, comme la conséquence d'une incitation de notre système à l'exode fiscal...

C'est une réalité quotidienne : une partie toujours plus grande de nos capitaux, et, par ricochet, de nos recettes fiscales, de nos intelligences, de nos entrepreneurs et des emplois qu'ils créent quitte le territoire national. N'importe quel dirigeant doté d'un minimum de bon sens devrait donc, dans l'intérêt de tous, éviter de sombrer dans le piège démagogique de l'hypertaxation des hauts revenus.

Opacité oblige, nous manquons hélas de données à ce sujet, d'où l'absence de publications scientifiques chiffrées. Bercy devrait d'ailleurs, d'urgence, les livrer de manière anonyme. On estime cependant que l'ISF, par exemple, coûterait entre 6 et 15 milliards d'euros de manque à gagner fiscal par an, à comparer aux 3,2 milliards qu'il rapporte...

Une question devrait nous obséder sur ces sujets : « action ou taxation ? » (Sautet et Lacoude). Pour financer les dépenses publiques et permettre à l'économie de croître, il faut certes supprimer les niches, mais simultanément baisser les taux pour tous et accroître la base. Le mirage de la justice fiscale et de la progressivité vertueuse céderont alors la place à l'efficacité fiscale ; l'incitation à fuir à l'incitation à revenir, à rester et à créer. Si, en plus, on privilégie la « société translucide » (Thesmar et Landier) à l'opacité, alors, et alors seulement, nous pourrons parler de « révolution fiscale ».

Mathieu Laine dirige la société de conseil en stratégie Altermind et enseigne le droit et la philosophie politique à Sciences po. Dernier ouvrage : « La Grande Nurserie, en finir avec l'Etat nounou » (Lattès, Edition poche augmentée, 2010).


Élements de réponse

Il y a pour commencer quelque chose d’assez étrange dans l’argumentaire de Mathieu Laine, qui commence par asséner: “C'est une réalité quotidienne : une partie toujours plus grande de nos capitaux, et, par ricochet, de nos recettes fiscales, de nos intelligences, de nos entrepreneurs et des emplois qu'ils créent quitte le territoire national. N'importe quel dirigeant doté d'un minimum de bon sens devrait donc, dans l'intérêt de tous, éviter de sombrer dans le piège démagogique de l'hypertaxation des hauts revenus.”

Un paragraphe plus bas pourtant, l’auteur confesse: “Opacité oblige, nous manquons hélas de données à ce sujet, d'où l'absence de publications scientifiques chiffrées. Bercy devrait d'ailleurs, d'urgence, les livrer de manière anonyme.” En un mot, il n’y aurait pas de données sérieuses sur le sujet, mais “on” sait bien que c’est une réalité quotidienne...

S’il y a bien une révolution fiscale que nous entendons faire, c’est celle-là: purger le débat fiscal de ce type d’arguments d’autorité et autres prises de position soi-disant informées en donnant accès à tous aux meilleures données et en donnant à chacun la possibilité de mettre les arguments du débat fiscal à l’épreuve des faits.

Sur le fond, donc, que savons-nous sur l’exil fiscal? Et bien que contrairement aux chiffres avancés péremptoirement par Mathieu Laine, l’exit fiscal, tout en étant une réalité, a un impact beaucoup plus limité que l’on ne pourrait penser a priori. Sur l’ISF par exemple, l’étude la plus sérieuse, par Gabriel Zucman, (disponible ici) estime que l’exit fiscal couterait au maximum 400 millions de recettes d’ISF perdues par an (l’année de référence étant 2006). En ajoutant toutes les autres recettes fiscales possiblement perdues sur le capital/revenu parti a l’étranger du fait de l’ISF, la borne supérieure des estimations de pertes fiscales dues a l’ISF est donc de l’ordre d’1 milliard d’euros. On est donc bien loin des 6 a 15 milliards d’euros invoques par Mathieu Laine, qui, malheureusement, ne cite pas ses sources.

Mathieu Laine invoque de manière plus surprenante un de nos papiers de recherche a l’appui de son argumentaire. Stratégie risquée, surtout quand on n’a pas lu l’article en question jusqu’au bout. Que montre en effet notre article: Taxation and International Mobility of Superstars: Evidence from the European Football Market ? Et bien que les différentiels de taux d’imposition ont effectivement un impact sur les choix de localisations des joueurs de football européens, mais qu’une fois de plus, contrairement aux idées reçues, cet effet est plutôt modéré. Sur la base de nos estimations, le haut de la fameuse courbe de Laffer (le point au-delà duquel une baisse d’impôt devient autofinancée) se situe pour les joueurs de football aux alentours de 80%. Sachant que les joueurs de football peuvent légitimement être considérés comme une des fractions les plus mobiles et donc les plus réactives aux tentations de l’exit fiscal, il est également légitime de penser que notre taux supérieur de 60% est encore assez loin du haut de la courbe de Laffer pour les hauts revenus et hauts patrimoines français.

Au final, avouons-le, la tribune de Mathieu Laine est plutôt très positive. En effet, si le seul élément de discorde dans l’ensemble de nos propositions se résume au barème, et bien soit, que Mathieu Laine se sente absolument libre d’aller sur notre site www.revolution-fiscale.fr choisir son barème alternatif. Rappelons simplement, que tout se paie, et que réduire les impôts des plus riches vous obligera à augmenter ceux des classes moyennes; concrètement, nous proposons un barème avec un impôt égal à 10% à 2 000 euros de revenu brut individuel par mois, 13% à 5 000 euros, 25% à 10 000 euros, 50% à 40 000 euros, et 60% à 100 000 euros (1,2 millions par an). Vous pouvez très bien réduire les taux les plus élevés à 50% ou 40% (nous proposons d’ailleurs plusieurs barèmes de ce type en ligne), mais cela vous obligera à remonter les taux sur les personnes gagnant entre 2 000 et 10 000 euros par mois pour ne pas augmenter le déficit budgétaire.